Politique

Sous le storytelling, la spirale du discrédit

Écrivain

Le mot « storytelling » entre dans l’édition 2019 du « Petit Robert » : l’occasion de demander à celui qui fut en France son introducteur une analyse de l’évolution des usages du vocable mais surtout des techniques qu’il désigne. A l’ère du clash, où seule compte l’impulsion primitive qui va déclencher une réaction en chaîne de likes ou de retweets, il semble bien que le storytelling connaisse un certain discrédit.

En 2019, le mot « storytelling » entrera dans le Petit Robert. Une consécration pour ce mot qui a fait irruption dans le débat public en novembre 2007 à l’occasion de la parution à La Découverte de mon livre : Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. À l’époque, le mot était si peu familier que les représentants de la maison d’édition avaient émis un avis négatif sur le titre du livre qui leur semblait incompréhensible et donc invendable. « Storytelling, c’est du chinois pour les libraires », m’avait dit l’un d’eux. L’éditeur François Gèze avait tenu bon mais avait prévu une mise en place modeste pour tenir compte de ces augures pas très encourageants. La première édition fut épuisée en quelques jours et le livre fut sans cesse réimprimé jusqu’à sa parution en édition de poche un an plus tard. Traduit en une quinzaine de langues, vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires toutes éditions confondues, le livre est devenu à la grande surprise de son éditeur et de son auteur un phénomène d’édition.

Tant d’efforts sont accomplis par les agences de communication pour imposer dans le débat public et sur les réseaux sociaux, une marque, un concept ou un simple hashtag, qu’il semblait impossible qu’un mot non répertorié, une sorte de clandestin médiatique, de concept « sans papiers » puisse faire son chemin aussi facilement jusqu’à obtenir une sorte de naturalisation linguistique en entrant dans le Petit Robert, un mot banal assez plastique pour s’adapter à des contextes très différents et doté d’une sorte d’« aura » qui le rend compréhensible et disponible pour tous.

Inconnu il y a dix ans cet anglicisme qui signifie l’art du récit, pour lequel on ne trouvait sur le web en français que deux occurrences, est devenu en une décennie la clef des discours politiques, un cliché du décryptage médiatique, le nouveau credo du marketing, une boussole pour naviguer sur les réseaux sociaux, une injonction de la mode… Longtemps considéré comme une forme de communication réservée aux enfants dont la pratique était cantonnée aux heures de loisirs et l’analyse aux études littéraires (linguistique, rhétorique, grammaire textuelle, narratologie), le storytelling a connu en Europe comme aux États-Unis un surprenant succès qu’on a pu qualifier de triomphe, de renaissance ou encore de « revival ». Toute chose en ce monde, hommes et marchandises, sujet ou objet, apparaissait soudain porteur d’une histoire, personnage d’une intrigue.

La capacité à structurer une vision politique en racontant des histoires devenait la clé de la conquête du pouvoir et de son exercice.

Le « storytelling » quittait le domaine enchanté du récit littéraire ou des contes pour enfants pour se répandre dans les entreprises, les agences de publicité les médias, les réseaux sociaux. L’art du récit n’était plus réservé aux romanciers ou aux scénaristes, il inspirait le néo-management, le marketing, la communication politique, les jeux vidéo sérieux (« serious games »), la diplomatie publique et jusqu’à l’entraînement des militaires. Dans des sociétés hypermédiatisées, parcourues par des flux continuels d’informations, la capacité à structurer une vision politique non pas avec des arguments rationnels et des programmes, mais en racontant des histoires devenait la clé de la conquête du pouvoir et de son exercice. Un conseiller en communication en fonction sous Nicolas Sarkozy m’avouait récemment dans les coulisses d’une émission de La Chaîne parlementaire consacré au storytelling combien le livre publié à La Découverte avait inspiré la communication de Nicolas Sarkozy pendant son mandat. Mais il ne fut pas le seul, loin de là. Toute la classe politique s’est peu à peu convertie à la nouvelle religion du storytelling et ceux qui comme François Hollande tentèrent d’y résister en s’essayant à un mandat sans récit furent rapidement rappelés à l’ordre et durement sanctionné par les sondages.

Mais le succès du storytelling ne s’est pas limité à la sphère médiatique et politique. Que vous vouliez mener à bien une négociation commerciale ou faire signer un traité de paix à des factions rivales, lancer un nouveau produit ou faire accepter à un collectif de travail un changement important, y compris son propre licenciement, concevoir un jeu vidéo « sérieux » ou soigner les traumas post-guerre des GI’s, le storytelling apparaissait comme une panacée, une réponse à la crise du sens dans les organisations et un outil de propagande, un mécanisme d’immersion et l’instrument du profilage des individus, une technique de visualisation de l’information et une arme redoutable de désinformation. Mêmes les narratologues et les théoriciens du récit se réjouissaient de voir leur sujet d’études coloniser de vastes domaines du discours et de la parole publique, indifférents ou aveugles aux effets corrosifs de cet usage excessif de la narration en lieu et place de l’argumentation.

Le mot même de « storytelling » se trouvait connoté par ces usages instrumentaux du récit. Il s’enveloppait d’une aura de mystère. On lui prêtait des pouvoirs magiques. Il finit par muter en une sorte d’assomption médiatique mise à toutes les sauces, comme équivalent général de toutes les pratiques sociales, unité de compte de l’économie discursive, ou source de légitimation, la raison d’une époque, ou sa pensée magique. Nouveau sésame d’un monde désorienté, le « Storytelling » devint la formule magique capable de fluidifier, d’orienter, de canaliser les pratiques.

« Le nouvel ordre narratif » fonctionne désormais comme le « code » d’une époque qui y trouve sa légitimé et son système de croyance.

A contrario des grands récits qui portent les leçons de l’expérience acquise, les usages instrumentaux du « storytelling » prétendaient précéder l’expérience ou la doubler, fusionnant la réalité et la fiction, conduisant les conduites. Tout ce qui était directement vécu ne s’éloignait plus seulement dans une représentation factice comme dans la société du spectacle, mais elle était doublée par son propre scénario, dans une sorte de vision dédoublée comme dans les expériences de déjà vu. C’est ce que j’ai appelé le « storytelling intégré » ou encore « le nouvel ordre narratif », dont la raison d’être n’est plus seulement instrumentale ou technique (à travers ses différentes dimensions narrative, scénographique, sémantique et réticulaire) mais fonctionne désormais comme le « code » d’une époque qui se reconnaît dans le mot, au-delà même de ses diverses connotations, et y trouve sa légitimé et son système de croyance. Ce storytelling-là est la formule magique qu’a prise la « quête éperdue du sens » dans des sociétés où toutes les formes de discours autorisé étaient emportées dans une spirale du discrédit.

Le succès du storytelling s’est manifesté simultanément à quatre niveaux : 1. au niveau microéconomique de l’entreprise, le « storytelling management » à usage interne et le « marketing narratif » à usage externe ont pour but de répondre à l’éclatement des collectifs de travail et à la délocalisation en lui substituant l’appartenance à une marque conçue comme un récit partagé ; 2. au niveau individuel, la mise en récit de l’existence par le sujet lui-même généralise un nouveau mode d’individuation : une autoprésentation de soi qui est à la fois auto-appréciation et auto-contrôle… ; 3. le storytelling inspire de nouvelles techniques de pouvoir qui déterminent la conduite des individus à travers le profilage narratif rendu possible par le croisement des fichiers et la gestion des big data, un prolongement algorithmique de ce que Michel Foucault avait qualifié de « pouvoir d’écriture » dans les sociétés disciplinaires (apparition des registres, des fichiers) et qui se prolongerait aujourd’hui à l’heure numérique par un pouvoir de narration capable non seulement d’enregistrer les allées et venues et les faits et gestes des individus, mais de prévoir leur comportement, de profiler leur histoire et de l’anticiper ; 4. au niveau politique, le storytelling devenu le paradigme de la communication politique, la multiplication des références au récit comme instrument de conquête et d’exercice du pouvoir. C’est l’œuvre des storyspinners des candidats et des agences de lobbying et de narration politique qui se sont multipliées en Europe comme aux États-Unis et dont l’apogée sera la victoire épique de Barack Obama à la présidence des États-Unis en 2008.

L’ironie de l’histoire réside dans le fait qu’au moment où triomphe le storytelling d’Obama, la crise financière éclate qui va en ruiner la crédibilité. La crise financière de 2008 porte un coup fatal au grand récit néolibéral sur lequel reposait tout le storytelling des gouvernants. Dès lors les gouvernements vont devoir gérer et contrôler une opinion rétive, informée par les effets concrets de la crise financière. En réponse aux questions qui se multiplient (terrorisme et mobilisation antiterroriste, catastrophe climatique, crise migratoire, crise de la souveraineté étatique, révolution numérique et apparition de nouveaux acteurs non étatiques avec les GAFA) s’installe alors une contre-narration basée sur la défiance et le discrédit. L’ère du soupçon qui s’installe après 2001 va gangréner la possibilité même d’un récit. L’accélération des échanges, sur les réseaux sociaux, la multiplication des guérillas narratives à tout propos, la volatilité des échanges créent les conditions et l’environnement nécessaire d’ une véritable guérilla des récits, une agonistique fondée sur la provocation, la transgression, la surenchère, bref une culture du clash qui consiste à asseoir la crédibilité de son discours sur le discrédit du « système », à spéculer à la baisse sur le discrédit général et à en aggraver les effets.

Le « tout storytelling » a produit le discrédit de la parole publique.

L’essor du storytelling ressemble donc à une victoire à la Pyrrhus, obtenue au prix de la banalisation du concept même de récit et de la confusion entretenue entre un véritable récit (narrative) et un simple échange d’anecdotes (stories), un témoignage et un récit de fiction, une narration spontanée (orale ou écrite) et un rapport d’activité. La promiscuité même de l’idée de récit a creusé sa propre tombe. Le « tout storytelling » a produit le discrédit de la parole publique. L’explosion d’Internet et des réseaux sociaux après avoir crée un environnement favorable à la production et à la diffusion des histoires a produit une sorte d’incrédulité généralisée, de soupçon. De même que l’inflation monétaire ruine la confiance dans la monnaie, l’inflation d’histoires a ruiné la confiance dans le récit et dans son narrateur.

La crise de 2008 n’est pas seulement une crise financière, c’est une crise de narration. Elle a fait éclater la bulle financière mais aussi la bulle du storytelling et ses récits utiles. Le décrochage des récits officiels par rapport à l’expérience des hommes, a ruiné la crédibilité de tous les récits officiels.

Dans une tribune publiée dans le magazine Forbes, John Winsor ne craignait pas d’affirmer : « Le marketing a besoin d’une autre philosophie que celle du storytelling. » La raison selon ce théoricien du marketing c’est l’explosion des données. « There is too much information to compete with for stories to be as effective as they once were. » Eric Schmidt, chairman d’Alphabet, a pointé en 2011 : « Perhaps the most sobering statistic : five exabytes (or 5 billion billion bytes) of data could store all the words ever spoken by humans between the birth of the world and 2003. In 2011, five exabytes of content were created every two days. Today, it is estimated that the same amount of information is produced in 2 to 3 hours. » « The internet, analyse John Winsor, has turned inactive consumers into ravenous producers of stories that compete with your brand. To make matters worse, in the age of Trump, stories are less believable. » Un tournant qui devrait nous conduire à abandonner la vieille perspective du pouvoir des stories et du strorytelling.

L’économie des discours est passée de la rareté à l’abondance, de la concentration à la dispersion. De verticale, la diffusion est devenue horizontale, décentralisée. Son modèle n’est plus auctorial mais viral, épidémique. Tout ceci a produit une sorte d’incrédulité généralisée, de soupçon, qui traduit un effondrement de la confiance dans le langage. La fausse monnaie des mensonges et des rumeurs se répand. Les producteurs de récits (médias, agence de pub) se multiplient et spéculent sur une monnaie peu fiable. La confiance dans la valeur référentielle du langage s’affaiblit en même temps que s’estompe le partage du vrai et du faux, de la réalité et de la fiction. En même temps qu’Internet favorise la multiplication et la circulation des récits, il encourage l’apparition de nouvelles conduites, des pratiques de brouillage, de désinformation, de propagande. L’effondrement de la confiance dans le langage ne tient plus seulement à des effets stratégiques de manipulation mais à la spéculation qui soumet tous les énoncés à la volatilité. Il ne s’agit pas d’un régime de post vérité selon le néologisme en vogue inventé par les grammatologues médiatiques, mais d’un nouveau régime de véridiction très bien défini par caractérisé par Evgeny Morozov : « L’économie gouvernée par la publicité en ligne a produit sa propre théorie de la vérité : la vérité, c’est ce qui attire le plus de paires d’yeux. » Le terme « fake news » ne désigne pas seulement la multiplication des « fausses nouvelles » sur les réseaux sociaux, c’est le flambeau du soupçon.

Désormais, viralité et rivalité vont de pair, virulence et violence, clash et guerre des récits.

Le storytelling a fini d’exercer son influence (apaisante et excitante, intrigante et rassurante). Il s’est révélé non pas comme un pur simulacre, un voile jeté sur l’impuissance des gouvernants face aux enjeux économiques, sociaux, écologiques. Lorsque la parole politique et le débat public ont perdu toute crédibilité, la seule manière d’ « exister » dans les médias c’est d’enchaîner les provocations et les transgressions. Le récit qui exige une certaine continuité pour dérouler les tours et détours d’une intrigue a cédé la place aux clashs viraux. Désormais, viralité et rivalité vont de pair, virulence et violence, clash et guerre des récits. Toutes les sources d’énonciation sont viciées, tous les « auteurs » – qu’ils soient politiques, scientifiques ou religieux – sont frappés de discrédit. L’intrigue est éventée, le lecteur est averti, le narrateur est décrédibilisé. Ce narrateur décrédibilisé, les théoriciens du récit l’appellent un « narrateur peu fiable » (« unreliable narrator »), il a son siège désormais à La Maison Blanche. Il ne raconte même plus d’histoires, il répand des fake news. Au cours de sa campagne de 2016, Donald Trump a donné congé à la figure du narrateur et s’est grimé en bouffon, plus proche de Beppe Grillo que de Barack Obama.

Après le tournant narratif des années 1980 qui a accompagné la révolution néolibérale et la révolution numérique et a infléchi aussi bien la politique que le management, la publicité ou la diplomatie, nous sommes en train d’assister à un nouveau tournant ou retournement qui marquerait comme une rupture post-narrative, « l’ère du clash ».

Une nouvelle ère politique a commencé́. Et Donald Trump est son prophète provisoire. Ce qu’il nous faut comprendre c’est la centralité de ce personnage extravagant, la modernité et la résonance de son message dans la société et dans l’histoire de l’Amérique. C’est une sorte d’idéal-type dont on voit les répliques se multiplier au Brésil et en Europe.

Trump, c’est la banque centrale de toutes les colères. Il les concentre, les accumule, les estampille. Il n’y a pas de contrepartie à cette création monétaire ; comme dans les moments de grave crise inflationniste, on fait marcher la planche à billets. Un mensonge efface l’autre. Un tweet gomme le suivant, dans un interminable thread sur lequel aucun fact checking n’a de prise. Son pari paradoxal consiste à asseoir la crédibilité de son « discours » sur le discrédit du « système », à spéculer à la baisse sur le discrédit général et à en aggraver les effets. Ce qui soude la masse en colère, c’est le pouvoir de dire non aux vérités établies. L’incrédulité est érigée en croyance absolue. Aucune autorité n’est épargnée, ni savants, ni souverains, ni pape, ni roi… Tous sont voués au bûcher trumpiste. La vie politique sous Donald Trump s’est transformée en une suite de provocations et de chocs sous la forme de décrets, de déclarations ou de simples tweets : muslim ban, défense des suprémacistes blancs après les événements de Charlottesville, guerre des tweets avec la Corée du Nord…

Le phénomène Trump dit la vérité d’une époque pour laquelle la distinction entre fait et fiction, entre le vrai et le faux, est devenu un simple effet de spéculation.

Les réseaux sociaux ont bouleversé les conditions de la conversation nationale. Il est sans doute trop tôt pour évaluer leurs usages politiques mais, dans un article de The Atlantic intitulé « L’idée américaine en 140 caractères », l’éditorialiste Vann R. Newkirk remettait en question la thèse habituelle de la démocratisation qu’ils étaient censés favoriser. Il expliquait comment les mouvements décentralisés et anti-establishment comme le Tea Party, l’Alt-Right et Black Lives Matter se sont développés sur Twitter, capables d’organiser des millions de personnes à travers des milliers d’événements et de présenter un véritable défi aux personnalités publiques. Ce réseau social semble avoir été l’un des principaux catalyseurs de l’ascension fulgurante de Trump, plutôt qu’un moyen de contester ce pouvoir.

Le phénomène Trump n’est pas l’histoire extravagante d’un fou ou d’un clown qui se serait emparé du pouvoir par surprise et mènerait l’Amérique et le monde Dieu sait où… Bien au contraire ce phénomène dit la vérité de l’époque, une époque pour laquelle la distinction entre fait et fiction et entre le vrai et le faux a cessé même d’être un enjeu de connaissance et d’expérience pour devenir un simple effet de spéculation.

Si Donald Trump est bien une figure de l’époque – l’époque de ce qu’on peut appeler la financiarisation –, ce n’est pas seulement à cause de l’incertitude qu’il fait régner sur les marchés. C’est aussi à cause de sa relation notoirement trouble avec la vérité. Le journaliste Nicholas Kristof, du New York Times, avait noté lors de la campagne que Trump est « pathologique dans sa malhonnêteté ». C’est certain. Mais il faut comprendre que ses mensonges ne sont pas des mensonges ordinaires et que si Trump est bel et bien un sociopathe, il n’est pas le seul affecté par cette pathologie. En fait, c’est une pathologie qui sévit dans une grande partie de la finance moderne. Comme les infos sur Breitbart – ce site d’extrême droite dirigé par Steve Bannon après son passage chez Goldman Sachs –, les marchés financiers sont alimentés autant par la rumeur que par les faits. Et à l’ère du trading haute fréquence, il est sans importance pour les spéculateurs que le cours d’une action reflète la performance d’une entreprise. De la même façon, les gestionnaires de portefeuille d’aujourd’hui ne se soucient pas du cours des actions de la veille, pas plus que le président ne se souciera demain de ce qu’il a tweeté ce matin. Dans les deux cas, tout ce qui compte, c’est la volatilité créée par des avis imprévisibles.

Il s’agit de créer l’impulsion primitive qui va déclencher une réaction en chaîne, mettre en mouvement une accumulation de likes ou de RT.

La volatilité des énoncés prime désormais sur leur validité. La production des énoncés sur les réseaux sociaux n’a pas toujours pour but de produire ou de partager des connaissances nouvelles mais d’accélérer la vitesse des échanges, d’intensifier la circulation des messages. Il s’agit de créer l’impulsion primitive qui va déclencher une réaction en chaîne, mettre en mouvement une accumulation de likes ou de RT, avant que les machines Google ne les remarquent et les reprennent, créant un véritable « vortex » médiatique capable d’engloutir l’attention de centaines de milliers d’internautes… À l’accumulation primitive du capitalisme industriel s’est substituée l’agitation primitive du capitalisme financier. D’où le succès des discours de haine qui cherchent à provoquer non pas l’empathie mais l’antipathie, non pas l’appartenance mais le clivage, non pas la continuité mais la rupture… Et sur la scène où se règlent les échanges, ce sont les rumeurs les plus folles, les énoncés les plus violents qui sont assurées de voyager le plus vite à la vitesse d’une épidémie. Hannah Arendt en avait donné l’exacte définition dans Les Origines du totalitarisme et qui n’en prend que plus de relief à l’heure des réseaux sociaux : « Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus. »

« La vie s’est transformée en une suite intemporelle de chocs entre lesquels il y a des trous béants, des intervalles vides et paralysés », écrivait Adorno en 1945 pour décrire l’expérience du front lors de la deuxième mondiale.

L’analyse d’Adorno prolongeait les réflexions de Walter Benjamin dans les années 1930 sur la crise de narration engendrée par la première guerre mondiale. La compétence narrative des peuples et des individus régressait selon lui jusqu’à disparaître lorsque l’expérience cessait d’être communicable et que se perdait « une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences. « Car jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de positions, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par l’épreuve de la faim, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. » C’est ce même phénomène de dévaluation des expériences qui s’est reproduit depuis les années 1990. L’expérience stratégique de la dissuasion a été démentie par la fin la guerre froide. L’expérience économique par la mondialisation néolibérale qui allait délocaliser des millions d’emplois, creuser les inégalités et imposer la dérégulation financière qui aboutira à la crise de 2008. L’expérience de la libération sexuelle par l’apparition du sida qui faisait ressurgir le spectre des grandes épidémies. L’expérience du progrès par les grands désordres écologiques et la première grande catastrophe nucléaire de Tchernobyl qui n’attendit pas la chute du Mur de Berlin pour réunifier l’Europe sous un même nuage radioactif.

Ce n’est plus seulement certains niveaux d’expériences qui se trouvent démentis par les faits comme l’observait Benjamin à son époque, mais la possibilité même d’une expérience réelle du corps qui est mise en question par les mutations génétiques, le clonage, les neurosciences et les biotechnologies. L’expérience que les hommes avaient depuis toujours du temps et de l’espace a été ridiculisée au tournant des années 2000 par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, le développement d’Internet et les réseaux sociaux. L’introduction par la télévision de modes de narration instantanée, devenus à travers le câble et les chaînes d’info en continu un moyen massif et mondial de transmission des expériences, a contribué de manière décisive à aggraver la crise de narration constatée par Benjamin dans les années 1930.

Le XXe siècle aurait donc connu trois grandes crises de narration.

La première analysée par Benjamin est contemporaine de la première guerre mondiale, une expérience de la désorientation des individus confrontés aux massacres de masses et à la destruction des empires, un glissement des plaques tectoniques qui ordonnaient jusque là l’expérience des hommes.

L’actualité obéit à une logique de rupture qui relève davantage d’une sismographie politique que de la catégorie du « storytelling ».

La seconde consécutive à la seconde guerre mondiale serait elle aussi liée à la disproportion des moyens humains et mécaniques mais plus encore à une destruction de la dimension temporelle des évènements. Adorno pointait là une sorte d’arythmie des évènements qui rendrait l’expérience impossible à ordonner en récit avec ses périodes et ses séquences.

La troisième grande crise de narration est contemporaine de la fin de la guerre froide : elle est provoquée par plusieurs révolutions enchevêtrées qui marquent la période récente : 1. la fin des grands récits d’émancipation après la chute du bloc soviétique en 1989 ; 2. l’essor du capitalisme financier, rendu possible par les révolutions conservatrices de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher du début des années 1980, et qui va conduire à la crise des subprimes en 2008, 3. l’explosion d’internet et des nouvelles technologies de l’information qui donne naissance aux réseaux sociaux au cours de la première décennie du XXIe siècle. On peut repérer à l’intérieur de ces trois grandes révolutions, aussi enchevêtrées soit-elles, une suite de décrochages, autant de cercles d’une même spirale du discrédit 1. L’impasse narrative et l’essor du storytelling entre 1989 et 2001. 2. L’âge du soupçon entre 2001 et 2008. 3. La guerre des récits entre 2008 et 2016. 4. L’ère du clash à partir de 2016 :

Le « storytelling » qui a tant occupé les commentateurs et les communicants depuis dix ans, loin d’être une solution à cette troisième grande crise de narration n’en serait que le symptôme, une étape de la spirale du discrédit : de la story au clash, de l’intrigue à la transgression, du suspense à la panique, de la séquence à une suite intemporelle de chocs.

L’actualité obéit à une logique de rupture qui relève davantage d’une sismographie politique que de la catégorie du « storytelling » dont l’usage abusif est peut-être davantage un symptôme qu’une réponse à ce débordement des évènements hors de tout cadre narratif, à cette fuite hors du récit. Ainsi s’esquisse une double tendance : d’un côté la tentative d’instaurer voire d’imposer un certain ordre narratif, de l’autre, la déferlante des évènements qui bouscule cet ordre narratif. Tout ce qui a été pacifié par la narration resurgit ailleurs sous une forme chaotique, sauvage… Les écarts ont disparu, lissés par les algorithmes, les ambiguïtés se sont dissoutes dans les big data, mais il y a une limite à la numérisation de l’expérience comme il y a un reste dans toute division, et ce reste est explosif. Tout ce qui a été pacifié par les algorithmes resurgit ailleurs sous une forme chaotique, sauvage…

D’un côté une logique narrative, un ordre narratif qui jette son filet de récits sur les expériences atomisées, de l’autre une logique de rupture, aveugle à elle même, cherchant à échapper à toute mise en récit, lui opposant une contre-puissance obscure, celle du monde qui résiste aveuglément à la mise en récit des pouvoirs…


Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage

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